La mort est une chose bien étrange. Je suis le genre de personne à la côtoyer tous les jours et à attendre qu’elle frappe, prête à l’accueillir à bras ouverts quand mon temps sera venu et pourtant, même après toutes ces années, j’ai du mal à accepter celle d’Evans. D’où le verre de whisky entre mes mains et la bouteille à moitié vide à mes pieds. Je n’ai pas réussi à me vider la tête dans un club plus tôt dans la soirée, je ne suis pas d’humeur à danser et aucune personne, qu’elle soit homme ou femme, n’a réussi à me faire oublier mes soucis. Le bar que j’ai essayé ensuite n’était pas non plus la solution, trop bruyant, trop de monde et comme par hasard, il fallait que mon empathie fasse des siennes. Et même parvenir à capter les émotions des autres n’a pas réussi à me faire oublier les miennes. La raison pour laquelle j’ai fini à la Confrérie à trois heures du matin est relativement simple : je n’ai pas eu envie de rentrer chez moi. Parce que le chien d’Evans m’y attend et que je ne suis pas fan de l’auto-flagellation.
Ayant soudain marre d’être assise, je me lève d’un bond, un peu trop vite pour mon état actuel ce qui manque de me faire tomber. Je me rattrape néanmoins contre le mur, attrape la bouteille à mes pieds et commence à déambuler dans les couloirs longeant les quartiers personnels, sans but précis, juste parce que j’en ai envie. Je me laisse porter par la vague, comme j’ai décidé de le faire chaque jour de ma vie depuis que j’ai décidé d’entrer dans les forces de l’ordre. Je me fiche que des Confréristes voient mon badge du FBI accroché à mon manteau noir sous lequel se cache un costume élégant, ma tenue habituelle de travail. S’ils ne savent pas que je travaille pour le FBI, ils ne doivent pas être très brillants de base. Alors que je déambule ainsi dans les couloirs, les épaules affaissées, la bouteille pendant à mes côtés alors que ma poigne reste forte, je repense à toutes ces missions que j’ai faites avec Evans, à nos blagues, à nos taquineries. Qu’est-ce qu’on en a dit des conneries…
Mais je ne pleurerais pas, non, il ne mérite pas que je chiale sur sa carcasse. C’est arrivé, il est mort avant moi, point. Je ne peux rien y faire et je devrais m’en foutre royalement. Alors pourquoi il y a un trou en moi que je n’arrive pas à combler ? Je suis indépendante, forte et féroce, je n’ai absolument besoin de personne, alors pourquoi ça fait aussi mal ? Et pendant que je me pose toutes ces questions existentielles que je ne devrais pas me poser puisque je ne suis pas le genre à me demander ce genre de conneries, mon regard fatigué et flou semble apercevoir une silhouette s’approchant. La Confrérie n’est pas vide après tout, je ne suis pas seule ici et je m’en fous clairement si j’ai réveillé quelqu’un. Je m’arrête donc, m’appuie maladroitement contre le mur d’une main, prenant une grande gorgée de whisky de l’autre et tourne la tête vers la silhouette approchante. Silhouette qui n’est plus là. Aurais-je rêvée ? Ou l’alcool me joue déjà des tours ? Je tiens bien d’habitude pourtant… Après avoir cligné des yeux, j’aperçois une ombre. Non, quelqu’un est vraiment là. « Dégage… » c’est tout ce que j’ai la force de dire pour l’instant et ma voix est loin d’être aussi effrayante que d’habitude. Et merde…
l était plutôt rare que Liv passe ses nuits au sein du QG de la Confrérie. Elle était pour cela trop attache à ses habitudes, à son appartement rangé avec tant de minutie que c'en est effrayant (en même temps, une sociopathe, par essence, avait de quoi effrayer un minimum), elle avait besoin que sa vie soit réglée comme du papier à musique, que les choses se déroulent dans un ordre précis, et même ses missions au sein de la Confrérie, occasions de laisser s'échapper le monstre et de le nourrir un peu, étaient suffisamment calculées pour qu'elle ait le plaisant sentiment de garder le contrôle. Mais si la vie avait dû lui apprendre quelque chose dernièrement, c'est que le contrôle qu'elle appréciait tant n'était finalement qu'illusoire, on ne le possède jamais totalement, et il peut vous échapper en un claquement de doigt. En laissant entrer Pietro dans son existence, et surtout en le laissant gagner une place si importante, elle avait accepter de déconstruire des années de règlements imposés à elle-même, de strictes obligations, de certitudes réconfortantes, d'occasions de se laisser totalement happer par ses névroses en prétendant les réguler. C'était un mal pour un bien, au fond. Elle ne pouvait prétendre regretter. Mais l'inconnu lui déplaisait en partie... Elle qui savait jusqu'à la date et aux conséquences très exactes de sa mort n'avait pas été prête pour tant de turbulences...
Et quand ce n'était pas Pietro qui la bousculait dans ses habitudes, c'était Magnéto qui prenait le relais. Elle devait lever le camp le lendemain à l'aube avec plusieurs autres confréristes, repasser par chez elle après le travail aurait par conséquent été une évidente perte de temps. Alors oui, elle avait décidé de passer la nuit au sein du QG de la Confrérie. Elle pensait dormir d'un trait jusqu'au moment du réveil, qui arriverait bien assez tôt, mais c'était sans compter sur l'irruption d'une Leviana manifestement très alcoolisée, pas totalement en pleine disposition de ses moyens. Liv aurait pu l'ignorer, elle l'aurait fait pour beaucoup, mais Leviana faisait partie des rares personnes qu'elle tolérait. Même, pourrait-on dire, qu'elle supportait. Alors elle alla vers elle.
-Je me disais bien que ça sentait l'alcool, dit-elle, ignorant le propos de son interlocutrice.
Non, elle ne l'avait pas sentie de sa chambre, son ouïe acérée et sa vue perçante étaient ses deux seuls sens développés au-delà de la moyenne. C'était une manière comme une autre d'engager la discussion. Avec un humour douteux. A croire que Pietro déteignait définitivement sur elle.
La silhouette se rapproche progressivement, beaucoup trop vite pour ma vision brouillée, voilà pourquoi j’ai l’impression que la personne vient d’apparaitre soudain à mes côtés. Mais malgré mes sens trompés, mes réflexes n’ont pas encore foutu le camp et j’ai au moins la décence de réussir à lever la tête vers la personne en question. Je fronce les sourcils en plissant les yeux, comme si ça allait m’aider à voir mieux. Liv. Et merde. Son commentaire ne m’échappe pas et je déglutis avec difficulté avant de répondre. « Pas touche, c’est ma mienne... » Sentant son regard en train de me juger, à moins que ce ne soit que dans ma tête, je soupire. Je m’en contrecarre de ce qu’elle peut penser, qu’elle décide de me juger, grand bien lui en face. Je n’ai pas besoin de l’avis des autres pour me faire une idée de ma propre valeur, pas depuis que j’ai quinze ans.
Mais Liv n’a jamais été de mauvaise compagnie, je lui accorde ça. Et c’est même arrivé que sa compagnie me soit plaisante. Juste un peu. Elle et moi, nous avons quand même plusieurs choses en commun après tout. C’est pourquoi je lui tends ma bouteille de whisky, un peu trop brutalement d’ailleurs si on en juge par le liquide qui manque de s’échapper du goulot alors que la bouteille est à moitié vide. « Mais je peux faire un effort... Juste pour toi... » J’appuie maintenant tout mon dos contre le mur, grimaçant légèrement après la rencontre brutale entre mon omoplate droite et la brique dure. « Profite, je serai pas généreuse comme ça tous les jours... » Au final, qu’elle prenne la bouteille ou pas, je m’en fiche, je continuerai de boire, avec ou sans elle. « Ça va sinon ? Tu arrives à survivre dans ce monde de cons ? » Une gorgée de whisky plus tard et ma vision nage un peu plus, mes genoux tremblant légèrement, mais pas suffisamment pour que je m’écroule par terre. Il faudra bien que je m’assoie sans doute plus tôt que tard, mais hors de question que je le fasse dès son arrivée. Je suis plus forte que ça, il m’en faut plus qu’une bouteille ou deux, car je ne sais clairement plus combien j’ai bu avant d’ouvrir cette bouteille-là. Pas que ce soit important de toute manière.
Et ça ne me viens pas non plus à l’esprit que j’ai potentiellement dérangé quelqu’un avec mes prouesses pas si brillantes de personne bourrée qui ne peut pas rentrer chez elle parce que son cerveau lui rappelle quand même que conduire bourré ce n’est pas une bonne idée si l’on tient à voir le soleil se lever de nouveau. Non, parce qu’en ce moment, je me fiche royalement des autres, bien plus que d’habitude et qu’ils peuvent tous aller gentiment se faire foutre. De préférence là où je ne suis pas.
on, de toute évidence, Leviana est effectivement particulièrement alcoolisée, et elle n'avait pas spécialement trouvé le meilleur endroit pour décuver. A l'heure actuelle, elle s'en fichait sans doute, mais pas elle. Leviana était de ces personnes dont, miraculeusement, la jeune femme savait apprécier la compagnie, mais c'était toujours une autre affaire quand l'alcool entrait en ligne de compte. Même si Liv ne pouvait prétendre avoir quoi que ce soit contre un verre de temps à autre, elle restait... modérée dans sa consommation, surtout pour éviter d'en arriver à l'état où se trouvait son interlocutrice présentement. Elle avait trop besoin de garder le contrôle sur elle-même. Le monstre se chargeait déjà trop bien, par moments, de lui faire perdre ce contrôle tant chéri pour qu'elle s'inflige cela à elle-même si et quand elle pouvait l'éviter. Raison pour laquelle elle refusa d'un signe de la tête la bouteille que lui tendit son interlocutrice. Qu'importe que cette "offrande" puisse être considérée ou non comme un privilège, elle n'allait pas louer Leviana pour tant de générosité. Elle s'en foutait, comme Leviana ne manquerait pas de s'en foutre à son tour quand elle aurait retrouvé un peu de la sobriété qui lui manquait pour le moment. De toute manière, il fallait qu'elle conserve toute sa présence d'esprit en vue de la mission qui l'attendait le lendemain, alors la question ne se posait pas réellement, au final.
-Rassure-moi, répliqua Liv qui n'avait besoin d'être rassurée de rien du tout de toute manière, pour cela, il faudrait qu'un sentiment tel que l'inquiétude sache l'effleurer. Non pas que ce soit proprement impossible - elle avait réalisé récemment qu'en fin de compte si, c'était possible, trop possible -, mais clairement pas en de telles circonstances. Tu ne viens pas seulement aujourd'hui de réaliser que notre monde a toujours été ainsi, n'est-ce pas ?
Un monde de cons, oui. C'était plutôt bien dit, pourri par une nature humaine déplorable. Et Liv ne prétendrait même pas faire exception, au passage, elle pensait faire partie de ces pourritures profondément nuisibles qui rendait ce monde plus laid qu'il ne l'était déjà au départ. Seulement, comme elle ne cherchait pas à le rendre meilleur, c'était la différence qu'elle faisait entre elle et beaucoup de ceux qui, vainement et bêtement, cherchaient parfois à l'arrêter.
Les paroles de Liv me font d’abord sourire puis rire et même ricaner. La preuve que je suis loin d’être dans mon état normal, car je ne ricane jamais. Et mon moi bourré actuel ne semble même pas se rendre compte de l’immense offense que je viens de m’auto affliger. Je reprends une gorgée après avoir laissé mon geste en suspens, comme si j’hésitais avec la prochaine gorgée ou bien que j’attendais que Liv se serve. Au pire, elle me prendra la bouteille si elle le souhaite, ce n’est pas comme si dans mon état je pouvais l’en empêcher, bien que si elle essaie, je risque de vouloir mordre. Comme je l’ai dis précédemment : ma mienne, pas touche.
« Non, tous les jours j’ai le droit à la piqûre de rappel rien que quand je fous les miches dehors. » Je regarde un instant dans la bouteille à travers le goulot comme si le liquide ambré allait pouvoir me donner des réponses insoupçonnées. « Et c’est même mieux de savoir depuis le début que le monde est rempli de cons, comme ça, pas de surprises. T’imagine les gens qui s’en rendent compte trop tard ? Toutes ces années qu’ils se leurrent… la gueule qu’ils doivent faire quand ils découvrent que le monde est bien dégeulasse à souhait et que les cons qui l’habitent ne sont pas mieux. » Je dis ça, mais je n’étais pas fière lorsque mes pouvoirs sont apparus et que j’ai eu la confirmation que le monde est bel et bien mal foutu. Même si je savais dès le début qu’il était laid et injuste, mes pouvoirs ont juste été une nouvelle claque dans ma gueule. Après ce petit épisode cliché du discours philosophique d’une personne bourrée, je me laisse doucement glisser jusqu’au sol tout en essayant en même temps de prendre une nouvelle gorgée et ne réussissant que par miracle de ne pas m’en foutre partout. Ce serait dommage de gâcher une si belle chemise avec un si bon breuvage, tout de même.
Et non, il est hors de question que je révèle à Liv pourquoi je me retrouve dans cet état et surtout ici. Parce que ce n’est pas nouveau que je boive autant, sans déconner, à ce niveau, mon sang doit probablement être à 50% composé d’alcool, le reste devant être de la caféine, mais les fois où je me bourre la gueule de cette manière je le fais dans des endroits stratégiques, souvent dans des bars, parfois chez moi. Jamais je ne me suis retrouvée à la Confrérie aussi bourrée (bien que des dérapages soient arrivés, soyons honnêtes). De toute manière, elle s’en fout probablement et c’est tant mieux, c’est l’un des points communs de nos personnalités : le fait d’en avoir rien à foutre du monde en général. C’est peut-être pour ça qu’on arrive à se supporter. Dorénavant assise et donc pas du tout sur le point de migrer ailler pour décuver, je jette un rapide coup d’œil à mon arme de service, puis à mon badge pour vérifier qu’ils sont toujours là. « Je pensais pas que le sol serait aussi potable… » Non, parce que de là à dire qu’il est confortable… je ne suis pas encore aussi bourrée que ça.
humour n'était clairement pas le fort de Liv, et elle n'avait jamais prétendu qu'il l'était, d'ailleurs, non seulement elle ne faisait pas d'humour, mais elle goûtait difficilement à celui des autres. A se demander ce qu'elle faisait Pietro, qui lui ne manquait jamais la moindre occasion de glisser une petite blague çà et là. Mais comme pour beaucoup de choses, Pietro faisait exception sans qu'elle parvienne à déterminer pourquoi. Il arrivait même, à l'occasion, qu'il parvienne à lui décocher un léger sourire, c'est dire ! Peut-être qu'il déteignait sur elle sans qu'elle s'en rende vraiment compte, parce que, manifestement, sa réflexion avait fait beaucoup rire Leviana... Liv, pourtant, ne considérait pas que ce soit si drôle en soi. Elle s'était contenté d'exprimer son opinion sincère et rien de plus. Certes, c'était un constat résolument pessimiste, mais en même temps, Liv n'avait jamais transpiré l'optimisme et la joie de vivre ni n'avait un jour prétendu être ne serait-ce qu'un peu positive. Les prochains événements allaient l'encourager moins encore d'ailleurs à voir le verre à moitié plein. Il était plus proche du zéro contenu.
Bon, dans tous les cas, et comme Liv n'en avait pas réellement douté, Leviana avait eu plus d'une occasion de faire ce constat par elle-même. Et elle avait raison, mieux valait être briefé d'office sur l'état du monde, sans quoi la désillusion était évidemment totale. D'un autre côté, la jeune femme songeait que si l'une ou l'autre personne n'arrivait ce constat que très tardivement, c'est qu'elle devait être bien naïve et n'avait que ce qu'elle méritait, au final. Elle n'allait certainement pas compatir pour si peu. De toute façon... pour compatir, encore faudrait-il qu'elle soit capable de s'identifier aux émotions des autres, et même si un minimum de changement s'imposait à elle, celui-ci n'y suffisait très clairement pas.
-Tu ferais bien de décuver ailleurs que sur le sol, tu ne crois pas ?
Non pas qu'elle en avait quelque chose à faire, qu'elle disait cela pour son bien ou même parce que le comportement de son interlocutrice l'agaçait. Non, sa remarque relevait plus d'une sorte de constat indifférent qui n'était sans doute par ailleurs pas d'une très grande utilité. Car elle-même devait pertinemment le savoir de son côté.
Sa remarque me fait ricaner. Le genre de son que personne ne soupçonnerait puisse un jour sortir de ma gorge. Un putain foutu ricanement, à mi-chemin entre une hyène qu’on étrangle et le bruit du moteur d’un deux chevaux morte depuis un demi-siècle. C’est la blague du siècle et franchement, je ne sais pas comment Liv fait pour avoir aucun sens de l’humour vu toutes les choses hilarantes qu’elle dit. La reine du sarcasme. « Incroyable… » je commence, mais la soudaine envie de rouler une pelle à ma bouteille m’empêche de terminer ma phrase. « T’as trouvé ça toute seule, Sherlock ? » Bien sûr que je ne devrais pas être là dans mon état, je suis encore assez lucide pour m’en rendre compte toute seule. « Je te dérange peut-être ? » Et même si c’était le cas, elle peut aller se faire voir là où je pense et elle le sait. Je ne suis pas le genre de personne qu’on réussit à convaincre facilement, je suis particulièrement bornée quand je m’y mets. C’est comme ça, on ne se refait pas.
Pourtant, la question de la Liv a réussi à soulever toute une série de pensées que j’essaie de chasser depuis un moment déjà, depuis l’ouverture de cette bouteille, très exactement. Car, il est vrai que je pourrais être ailleurs et vivre l’une des nuits les plus sauvages de toute ma vie avec un parfait étranger (ou étrangère) que je ne serais pas obligée de revoir le lendemain. Et comme je n’ai pas du temps envie de répondre à toutes ces questions qui se bousculent dans ma tête, je reprends une gorgée avant de relever mes genoux, les plis de mon manteau tombant de chaque côté de mon corps, avec toujours mon badge et mon arme de service à la ceinture. « Ta gueule… » voilà ma réponse à sa question et je grimace un peu en m’entendant sortir les crocs. Non pas parce que je ne veux pas froisser Liv, ça, je m’en fous royalement, mais parce que je n’ai pas envie qu’elle creuse davantage. Ou encore pire, qu’elle me force à songer à pourquoi je ne suis pas actuellement en train de décuver dans mon propre appartement où j’aurais la paix.
Mais je sais pourquoi je n’y suis pas, comme je sais pourquoi je n’ai pas voulu m’envoyer en l’air avec quelqu’un, comme je n’ai pas voulu aller squatter dans un bar. Le bar, c’est plus une question d’argent, qu’on me foute la paix, de trouver un bar qui ne m’a pas encore virée et où je ne croiserai aucun de mes collègues de travail. « Fais pas chier, Liv. Pas ce soir… » L’alcool m’est tellement monté à la tête que je ne me rends même pas compte d’à quel point ma voix est faible et pitoyable. Glissant ma tête dans ma main libre, j’essaie de cacher mon visage, ma bouche soudain pâteuse et mon regard vitreux.
a réponse de Leviana ne se fait pas attendre, aussi cinglante qu'alcoolisée, mais Liv n'en prend pas ombrage. Elle n'était pas quelqu'un de susceptible, pour cela, il faudrait sans doute qu'elle déploie un panel de sentiments qui ne lui étaient pas suffisamment familier. Elle n'irait pas jusqu'à dire qu'il était plaisant que de se faire agresser verbalement par une "camarade" passablement bourrée, mais elle en avait vu d'autres. Quand elle voyait ce que l'alcool pouvait avoir d'incidence sur le comportement et l'attitude de chacun, elle était bien décidée à ne jamais sombrer dans cette sorte d'état d'ébriété qui laissait vos pensées, vos paroles et vos actes à la merci d'une simple boisson. Liv n'avait pas envie d'insister. Elle n'était pas un garde-malade digne de ce nom, elle était plus prompte à ôter des vies qu'à en sauver, et elle n'avait pas davantage envie de jouer les assistantes sociales (il faudrait pour ce faire qu'elle soit capable d'une empathie qui lui faisait cruellement défauts). Alors l'option la plus légitime serait de laisser Leviana vider sa bouteille à même le sol sans s'en soucier. Et c'était tentant. Il n'y avait qu'un bémol à cette option, et il n'était pas des moindres.
-Ce soir ou n'importe quel autre, j'aurais de toute façon mieux à faire, observa-t-elle d'un ton neutre.
Ce qui n'était pas tout à fait vrai, selon toute évidence, puisqu'elle se trouvait là et qu'elle n'avait pas encore abandonné Leviana à son sort alors même qu'elle admettait vraiment sans mal que c'était la solution la moins... encombrante qu'elle pouvait choisir à l'heure actuelle. Sauf qu'à la place, elle arracha la bouteille des mains de la jeune femme, ce qui revenait sans doute au même que de voler son os à un chien enragé, mais là encore, qu'importe l'emportement de son interlocutrice, elle en aurait vu d'autre.
-Mais si tu fais un coma éthylique et que je te laisse crever la gueule ouverte dans ce couloir, ça va me retomber dessus.
Ce n'était même pas un prétexte, elle n'avait pas envie d'accuser les retombées du comportement de Leviana, elle n'avait rien demandé, elle.
L’instant où Liv me prend ma bouteille d’alcool, c’est comme un déclic. Comme si un putain d’interrupteur venait de s’allumer dans ma tête, que je venais de me prendre une claque magistrale en pleine face. Une sorte de première vague qui me fait décuver, on pourrait dire. Et pourtant, je ne réagis pas tout de suite, mes réflexes adoucis par tout l’alcool que j’ai ingurgité ce soir. Fronçant les sourcils, je ne me rends compte que la bouteille a disparut qu’au bout de trois secondes et ce n’est que lorsque je la vois dans les mains de Liv que ma colère éclate. Ne prenant pas la peine de l’insulter d’abord, je commence à me relever, m’appuyant lourdement sur le mur derrière moi, les genoux tremblants et mon regard lançant des éclairs. « Rend-la moi. » Simple et sans appel.
Et pourtant, inutile avec Liv. Une fois debout, mais avec les épaules toujours avachis, je me tourne vers elle et grogne. « J’ai pas envie de t’encastrer dans l’mur… ou de faire sauter la tuyauterie… alors dépêche-toi de me la rendre. » Parce que perdre le contrôle de mon hydrokinésie pourrait tout à fait arriver, surtout dans mon état actuel alors que je ne contrôle pas grand-chose au final, ayant du mal rien qu’avec mon propre corps. Et c’est sûr que faire péter un tuyau ou deux et inonder tout un couloir pourrait être fun dans d’autres circonstances, je ne veux pas en arriver jusque-là. Pas à la Confrérie et surtout pas maintenant. Je tends donc la main vers Liv comme une foutue gamine de cinq ans qui s’attend à ce que la racaille qui lui a volé son nounours le lui rende sans faire d’histoire. C’est fou à quel point l’alcool a le don de nous faire régresser de plusieurs années.
Mais comme Liv n’obtempère toujours pas, je finis par passer à l’action. Un pas incertain après l’autre, je me lance sur elle à la vitesse d’une vieille mamie en déambulateur, mon poing serré visant sa mâchoire et mon autre main tendue vers la bouteille afin d’en saisir le goulot. Il ne reste plus grand-chose dedans de toute manière, mais de l’alcool ne devrait jamais être gâché. Et si j’étais sobre, j’aurais vraiment pitié de mon état actuel, de ces pauvres techniques de merde et de l’image pitoyable que je dois dégager. Non, vraiment, je suis tombée bien bas. Mais mon moi bourré du moment ne s’en rend pas compte, les yeux uniquement rivés sur la bouteille comme si elle était mon propre enfant que Liv venait de m’arracher. Et j’ai complètement ignoré la fin de sa phrase, ne l’ayant même pas entendu dans ma frustration, malgré la justesse de ses arguments. Car tout ce qui compte, c’est de récupérer mon trésor. Point.
eviana offrait en cet instant un bien triste spectacle à Liv, et cette dernière devait bien reconnaitre qu'elle s'en serait bien passée (qui ne se passerait pas d'un tel moment, en même temps), déjà parce qu'elle avait le sentiment de perdre son temps, ensuite parce que l'air de rien, et quand elle n'était pas totalement sous l'emprise de dame Alcool, Leviana faisait partie de ces rares personnes que la jeune femme estimait vraiment... Difficile de reconnaître que quelqu'un qui a su durement gagner votre respect se rabaisse à ce point. Leviana devait sans doute se figurer plus digne qu'elle ne l'était réellement en cet instant, mais elle offrait vraiment à son interlocutrice un triste spectacle, manifestement prête à tout pour récupérer sa précieuse bouteille, bien que limitée dans ses gestes et ses réflexes par ce qu'elle avait déjà consommé de son contenu. Liv comptait d'ailleurs un peu sur cette baisse de réflexe, car le fait est que si les deux devaient s'affronter en combat singulier (le tout pour une bouteille...), elle était relativement certaine de ne pas gagner. Comme Leviana n'oubliait pas de le faire remarquer, ses pouvoirs pourraient bien faire de sacrés dégâts... on ne pouvait pas en dire autant de Liv, dont la compétence la plus utile au combat lui avait été retirée le jour où Wanda lui avait arraché les ailes...
Ce qui ne voulait pas dire qu'elle était impuissante non plus. Elle avait bien assez fait couler de sang au cours de son existence (et pas toujours au nom de la Confrérie) pour savoir de quelle manière s'opposer à un ennemi. Sauf que, en soi, Leviana n'était pas son ennemie. Pour ne laisser définitivement aucune chance à son interlocutrice, le corbeau prit une mesure radicale, et frappa la bouteille contre le mur derrière elle. La bouteille se brisa sous l'impact. Liv savait que c'était un pari risqué, car voir son précieux (au sens gollumesque du terme à l'heure actuel) se faire fracasser contre un mur avait de forte chance d'accentuer une colère que l'ivresse rendrait mal maîtrisée. Mais dans tous les cas, Liv n'avait pas eu l'intention de rendre la bouteille de la discorde de Leviana, et les tessons de verre faisaient une arme efficace, comme celui avec lequel elle menaçait à présent son interlocutrice.
-Tu n'as pas envie de m'encastrer dans le mur, et je préfèrerais, si possible, ne pas te trancher la gorge. Alors on devrait trouver un terrain d'entente, tu ne penses pas ?
« Il y a des jours sans et des jours avec. » C’est l’une des choses que j’ai souvent dites à Evans, le genre de choses qui n’ont pas vraiment de sens pour une personne lambda qui ne s’arrête pas trente secondes pour réfléchir à ce que je viens de dire. Car je suis loin d’être le genre de personne à parler philosophie ou bien à utiliser des mots compliqués pour dire des choses simples. Je vais en général droit au but, prenant le chemin le plus court, le plus direct, autant dans mes actions que dans mes paroles. Ça passe ou ça casse. C’est pourquoi, la raison pour laquelle je balançais certaines phrases à Evans est que ces phrases ont du sens pour moi et reflètent la triste réalité de la vie. Il y a des jours où tout va bien et d’autres ou tout va mal. Il y a des jours durant lesquels les opportunités s’enchainent et vous pourriez gagner au loto. Comme il y a des jours durant rien ne va, vous perdez vos clés, vous crevez un pneu et votre patron fait son connard.
Aujourd’hui, c’est un jour sans et cela me percute comme une gifle en pleine face lorsque Liv ose exploser ma bouteille contre le mur. En temps normal et dans des circonstances très différentes, j’en aurai probablement rit, si ma sobriété et lucidité n’étaient pas partie en vacances. Parce qu’il en faut vraiment beaucoup (autant d’efforts que d’alcool) pour me mettre en rogne et me faire réagir. Et Liv vient de taper en plein dans le mille. Déjà que je n’arrive pas à la toucher avec mon équilibre de merde et mes réflexes de mamie en déambulateur, mais en plus, elle ose me menacer avec le tesson de la bouteille. Et comme l’alcool ne m’a jamais permis de prendre les décisions les plus rationnelles du monde, je sors mon arme de service et la pointe en direction de Liv après avoir reculé d’un pas (et manqué de m’étaler par terre en me prenant mes propres pieds). « Tu penses réussir à me trancher la gorge avant que je ne te tire dessus ? »
Je me demande parfois qui est le fou qui m’a autorisé à porter une arme. Toujours est-il que je la pointe sur Liv, mon regard passant des traces d’alcool sur le sol, à son visage puis au tesson dans sa main et je me demande pour la première fois de la soirée comment j’ai pu en arriver là. Et tout d’un coup, alors que ma main tremble au-dessus de la gâchette, mon corps verrouillé dans une position de tir travaillée à la perfection malgré mon état très alcoolisé, un souvenir remonte le cours perturbé de ma mémoire. Un rire tout d’abord, le genre de rire que je qualifierais comme oursin à cause de sa fréquence tellement basse et caverneuse à la fois. Puis, une phrase « Concentre-toi au lieu de dire des conneries. »
Mes mains se baissent alors que je me souviens de toutes les fois où Evans a su me rappeler à l’ordre de la seule façon qui marche sur moi. Toutes les fois où il a su me permettre de me concentrer et de donner le meilleur de moi-même. Toutes les fois où il m’a rassurée alors que je n’avouerai jamais au monde que j’en avais tellement besoin. Je finis par me rassoir, ou plutôt tomber sur mes fesses, vu la brutalité avec laquelle mes miches entrent en contact avec le sol dur, mais que mon corps est trop léthargique pour enregistrer la douleur que je risque fortement de ressentir plus tard. J’ai au moins le réflexe de remettre la sécurité en place et de remettre l’arme dans son fourreau à ma ceinture.
iv mentirait effrontément si elle devait affirmer se sentir complètement rassurée à l'idée de voir Leviana pointer sur elle son arme de service. Certes, il était évident qu'elle n'était pas dans son état normal, ses mains tremblaient et elle serait sans doute incapable de tirer convenablement, mais d'où elle se tenait actuellement, il était tout bonnement impossible qu'elle manque sa cible, d'autant plus que la jeune femme rester plantée face à elle sans esquisser le moindre mouvement, un masque de parfaite impassibilité sur le visage. L'alcoolémie flagrante de Leviana pourrait lui être fatale, en l'occurrence, et ne nous leurrons pas, Liv n'avait pas la moindre envie de mourir aussi bêtement. Mais elle avait un avantage. Un avantage qui lui offrait de demeurer relativement sereine, même si on ne peut jamais complètement l'être avec une arme braquée sur soi, question d'instinct de survie (même elle en possédait un, l'air de rien) : elle savait de quelle manière elle allait mourir, et elle savait donc pertinemment que ce ne serait pas ainsi... même si ses visions n'étaient pas fiables à cent pour cent...
Enfin, pour le coup, elle avait effectivement eu raison, car elle n'eut rien besoin de faire ou de répliquer pour que son interlocutrice abaisse son flingue et se laisse tomber lourdement au sol. Sans doute trop lourdement, mais Liv se moquait pas mal du mal qu'elle avait pu se faire. La jeune femme jeta le tesson de bouteille par terre, qui s'y écrasa dans un bruit de verre brisé. Pas la peine d'en rajouter. Elle ne boirait pas une goutte de plus, en tout cas pas sous son nez, et elle paraissait s'y être résignée. C'était très bien ainsi, alors il n'était pas nécessaire d'en rajouter. Liv avait mieux à faire que de menacer son interlocutrice pour du beurre. Elle avait mieux à faire tout court, et elle pourrait bien l'abandonner à son sort ici. Sauf qu'elle était coincée ici, et à l'heure actuelle, il lui était impossible de présumer du moindre fait et du moindre geste de son interlocutrice, alors même si elle considérait avoir mieux à faire, et à l'inverse de précédemment, elle décida d'apaiser le jeu.
-Tu ferais mieux de rentrer chez toi.
C'était juste un constat. Elle serait bien mieux à décuver chez elle qu'ici.
Je n’avouerais jamais que ce soir, Liv est la plus raisonnable de nous deux. Je n’avouerais pas non plus qu’elle a réussit à prendre l’avantage, à être la plus sensée, à me faire faire ce qu’elle voulait que je fasse. Parce qu’elle a raison, je devrais rentrer chez moi, quittes à m’écrouler dans l’encadrement de la porte en voyant la gueule contente de Buddy. Mais au moins, la seule personne qui me verra perdre une nouvelle fois pied ce soir sera mon chien. Je n’ai pas besoin de Liv m’en mettre plus sur la tronche que cela, je pense m’être suffisamment humiliée toute seule. Et il est temps de mettre un terme à l’autohumiliation.
Je me lève donc avec difficulté lorsque mon cul parvient enfin à se décoller du sol à la troisième tentative. Je n’enregistre pas du tout que Liv s’est aussi débarrassée de son arme, le tesson rejoignant le reste de la bouteille à quelques pas à peine de là, l’odeur du whiskey montant dans l’air, mais que je n’arrive pas à percevoir dans mon état alcoolisé. « Je rentre, mais ce n’est pas pour te faire plaisir. » Je me tais un instant, fronçant les sourcils alors que je réfléchis (ou essaie du moins) à la suite de ma phrase. « J’ai juste… plus envie de voir ta sale gueule. » En matière d’insultes, j’ai déjà fait mieux et quelque part dans mon esprit, je suis tout à fait consciente que ce ne sont que des excuses, que ce n’est pas ça qui me permettra de quitte le QG ce soir avec un minimum de dignité. Parce que ma dignité (déjà qu’elle n’est pas très élevée de base) a fini avec le whiskey par terre avant même que Liv ne vienne.
Ça doit sans doute être grâce à mon instinct de survie que je n’ajoute rien de plus et me mets à avancer dans le couloir, me promettant un jour (si je me souviens de cette soirée le lendemain) de ne pas oublier cet affront. Pas que j’agirai dessus, parce que cela reviendrait à avouer que j’étais vraiment pathétique et pitoyable ce soir et que Liv avait raison sur toute la ligne. Et si je dois choisir entre me venger et éviter une humiliation, je préfère sauver mes propres miches en premier. Clopinant à un rythme beaucoup trop lent pour être normal, je passe à côté de Liv sans rien lui dire, sans même la regarder, comme si elle n’était tout simplement pas là. Ça suffit les conneries pour ce soir.